Stéphane Décotterd, le talent en héritage

Photo : Gérald Bosshard

On a tous des coups de cœur, des endroits où on se sent bien, des souvenirs brillants. Moi, par exemple, c’est au Pont de Brent. Pendant des décennies, Gérard Rabaey a su y déployer sa cuisine intelligente, pétrie de qualités, gourmande, heureuse, chaleureuse. Le chef qui se prétendait sans talent avait cette obstination du coureur de fond, cette folle idée fixe du cycliste qui consacrait chaque minute de sa journée à faire mieux encore, à aller chercher encore et encore le produit, la cuisson, la présentation qui améliorerait son plat devant le plus impitoyable des critiques gastronomiques : lui-même ! Et puis, un beau jour, il a rendu son tablier, intronisant le successeur qu’il s’était lui-même choisi, Stéphane Décotterd, accompagné par sa délicieuse épouse Stéphanie.
Quand on connaît Décotterd, on ne s’étonne pas qu’il ait été choisi comme dauphin par le maître de Brent. Comme lui, il a cette modestie d’apparence, cet instinct d’artisan, ce souffle qui le porte sur la distance. Comme lui, il a cette quête du parfait, cette qualité du geste qui l’a propulsé en finale du Bocuse d’Or à Lyon. Il a beau avoir des origines fribourgeoises, il coule dans ses veines de l’ADN vaudois, comme Rabaey, cette envie de tout changer sans tout bouleverser, ce sens de l’effort, qui l’a porté au moment où une autre succession, du côté de Crissier, se jouait alors dans le luxe et la fortune.
Petit à petit, obstinément, les Décotterd ont joué leur carte à Brent, trouvé un peu d’argent pour rénover les lieux, Stéphane s’est gentiment imposé face à la figure du père, sa cuisine y a gagné en originalité, en délicates audaces, sans jamais perdre ses qualités et sa précision. On adore sa déclinaison de Bénichon gastronomique, on admire ses plats comme l’autre soir où il s’effaçait derrière les trois vignerons qu’il avait invités. Mais cette vinaigrette d’écrevisses au sirop d’edelweiss, avec ses fenouils et ses pickles de légumes parlaient pour lui. Ou cette lasagne de cuisses de grenouille, servie comme une carbonara moderne qui bousculait intelligemment les genres et les certitudes.
De plus, le garçon est d’une générosité rare, tient un blog où la qualité de ses écrits et de ses photos laissent baba. Il y livre des recettes faisables par des cuisiniers amateurs, en toute modestie mais en gourmandises partagées.