De la difficulté d’être différent

Vous allez me dire que je ne vous parle que de grandes tables. Rassurez-vous, elles restent pour moi des moments d’exception, et je suis tout à fait conscient de la chance que j’ai de pouvoir y manger professionnellement. J’ai par exemple eu la chance d’être invité au repas qui célébrait les 35 ans de Carlo Crisci au Cerf, à Cossonay. Oui, 35 ans, Monsieur! Belle constance.

A 61 ans, le chef pourrait rouler sur l’inertie d’une carrière réussie, on en connaît d’autres. Mais regardez ses yeux qui pétillent comme ceux d’un gamin fier de sa blague, regardez sa bouche qui sourit, écoutez-le s’enthousiasmer pour sa dernière trouvaille, son dernier produit, sa dernière technique. Carlo Crisci reste d’une passion rare, comme un artiste dans la plénitude de son art, comme un artisan d’expérience, comme un créatif hors norme.

Créatif, voici bien le problème. Le garçon n’a jamais suivi les modes mais il y a attrapé des éléments qui pouvaient enrichir sa propre cuisine, son œuvre personnelle. Et hop, quelques épices asiatiques quand l’Europe les découvrait, et hop, des herbes sauvages quand elles sont devenues tendance, et hop, trois trucs moléculaires quand d’autres ne faisaient plus que ça, le tout sur des bases de cuisine solides mais éloignées des standards français.

Au final, manger du Crisci se reconnaît vraiment à l’aveugle, parce qu’on y trouve un peu de tout ça mais beaucoup du chef lui-même. Et, pour s’en assurer, on admire l’élégance du trait de pinceau qui dessine l’assiette de sauce et qui se termine toujours à droite.

Le problème, quand on est hors norme, c’est qu’on rentre mal dans les cases toutes faites. Les critiques gastronomiques lui trouvent un talent fou mais ne veulent pas le placer au firmament parce que «c’est bien mais c’est un peu spécial». Condamné à être juste en dessous de la note maximale, le chef italo-vaudois a fini par s’en accommoder. Mais sa passion, elle, est toujours au sommet.

Dave