Le Vigneron et le Marchand

Le vigneron sur son dos ayant une brante

Bien posée sur ses épaules,
Prétendait arriver sans encombre au pressoir.
Léger et court vêtu il allait à grands pas ;
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Veston simple, et Scarpa plats.
Notre vigneron ainsi troussé
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son raisin, en employait l’argent,
Achetait une maison, faisait triple récolte ;
La chose allait à bien par son soin diligent.
Il m’est, disait-il, facile,
D’élever des vins dans la cave de mon logement :
Puis devenu marchand, sera bien habile,
Si en vends assez pour avoir du pognon.
Ce nouveau marché coûtera peu de changements ;
Je pourrai garder grandeur raisonnable :
J’aurai le revendant de l’argent bel et bon.
Et qui m’empêchera de mettre en ma cave,
Vu les prix dont ils sont, vins d’ici et vins d’ailleurs,
Que je verrai livrer dans un nouveau dépôt ?
Le vigneron là-dessus saute, transporté.
La brante tombe ; adieu vins d’ici et vins d’ailleurs ;
L’homme de ces biens, quittant d’un œil marri
Sa fortune ainsi répandue,
Comprend que rien ne sert dans la vie,
De se mettre dans la peau d’autrui.
Le récit en farce en fut fait ;
On l’appela Une Vie à Montagny.

Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole, Pyrrhus, Vigneron, enfin tous,
Autant les sages que les fous ?
Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux :
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes :
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je m’écarte, je vais détrôner le Sophi ;
On m’élit roi, mon peuple m’aime ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ;
Je suis gros Jean comme devant.

Nicolas Pittet  par  JEAN DE LA FONTAINE